L'interview télévisée d'Aaron Livingstone par Mr Ward fichait la frousse. Vraiment. J'avais vu ça "au boulot". J'étais en rendez-vous d'affaire avec Olivier, mon patron fantoche. Olivier était PDG d'une entreprise de matériel électronique, en France, et rallié depuis un moment à la cause de la Cible. Il obtenait régulièrement des rendez-vous avec d'autres chefs d'entreprises, et, grâce à mon statut de blonde à gros roploplos, je l'accompagnais, me faisant passer pour sa secrétaire, afin de jouer de mes atouts pour tenter d'en apprendre plus auprès du "petit" personnel. On néglige toujours trop ce qu'un informaticien ou bien un secrétaire comptable peut dévoiler à une jolie nana qui sait bien l'embobiner. Enfin. Quand l'interview avait été diffusée, je me trouvais au QG de Rossum Cybernétics, un contact nous ayant informé du récent changement de direction. Je prenais un café dans la salle de repos avec la jeune assistance de la DRH. Nous parlions vêtements, parfums, futilités en somme, mais c'était pour mieux aborder le sujet qui me préoccupait. Parvenir à se faire complice d'une femme un peu timide peut donner des miracles. Je lui avais avoué que mon patron m'avait -prétendument- fait des avances, afin de l'amener à comparer Olivier, et le nouveau PDG. Ce serait le début de l'interrogatoire, même si elle ne s'en rendrait sans doute pas compte. D'après elle, il n'était pas de ce genre-là, dieu merci, il la regardait à peine. Oh, il était négligent avec ses employés, c'était ça? Non, pas du tout, mais Erik, de la compta, avait entendu dire que...
Entre deux potins, que j'enregistrais soigneusement grâce à un magnétophone pour être sûre de ne rien oublier, je jetais un coup d'oeil vers le poste de télévision qui diffusait ses niaiseries depuis mon arrivée. Livingstone parlait, et je demandais l'autorisation à ma compagne de mettre le son plus fort.
- C'est horrible, n'est-ce pas, ce qu'il se passe?
Ne sachant pas si elle faisait référence aux attentat des "terroristes" ou au discours honteusement démago du frangin de l'Impératrice, je me contentais d'acquiescer d'un air grave. J'étais hors de moi. Comment osait-il se servir de sa nièce de la sorte, comment osait-il l'utiliser à des fins politiques? Il l'avait dit, elle n'avait que 16 ans. Et il retournait l'enlèvement en la faveur de l'Empire, taxant les miens de brute sans coeur. Mais lui, ce qu'il faisait, c'était tout simplement ignoble. Si je n'avait pas été là le jour où le Fossoyeur et les autres ont ramené Violet Livingstone, si je ne faisais pas partie de celles qui ont déjà dû la surveiller pendant sa douche, par pudeur pour elle, je pourrais croire que l'Empire avait lui même fait capturer l'adolescente pour se faire un coup de pub. Violet était une enfant têtue, avec un caractère de cochon et des idées trop arrêtées, mais c'était une enfant, une innocente qui n'avait jamais rien vu que ce qu'on voulait lui faire voir. Et je trouvais parfaitement scandaleux de s'en servir comme ça. Enfin, au final, peu importait mon avis, puisque j'allais le garder pour moi.
Je sortis quelques temps plus tard en compagnie d'Olivier, apparemment satisfait de son entretien. Tant mieux pour lui. Il m'offrit de me raccompagner, mais, j'avais beau être en tailleur et talons aiguilles, je voulus marcher pour évacuer ma colère. Cela ne pourrait que me faire du bien. Mes cheveux attachés en un chignon strict, une paire de lunette fines posées sur mon nez, je m'emmitouflais dans mon manteau et entrepris de rentrer chez moi. En passant devant un magasin, je m'arrêtais quelque seconde pour regarder autour de moi, tentant de me repérer. Je ne sais pourquoi cette femme attira mon attention. Elle avait pourtant l'air classique, absorbée dans la contemplation d'une vitrine. L'observant un court instant sans comprendre ce qui m'avait interpellé, je fus tentée de rentrer chez moi en dépit de tout. Mais j'avais appris à faire confiance à mon instinct, c'était lui qui m'avait toujours guidé, qui me permettait de lire dans les cartes, de comprendre l'errance d'un pendule. Quelques fois, j'avais des visions. Et si cette femme m'avait fait m'arrêter et la regarder, ce n'était pas pour rien, "quelqu'un" voulait me dire quelque chose. A cet instant, son sac pris feu par je ne sais quelle opération. Tout d'abord, je ne compris pas. Puis, je vis la patrouille s'avancer vers elle.
S'en était trop. Ecouter Livingstone frère déblatérer des conneries sans noms m'avait déjà mise sur les nerfs, je n'allais pas pouvoir supporter l'agression ou l'arrestation d'une jeune femme. Parce qu'elle allait se faire arrêter, un sac qui prends feu c'est franchement suspect. Là-dessus, je rejoignais les miliciens. Simplement, je n'étais pas du même bord, et si cette femme cachait des choses à l'Empire, elle ne pouvait être que mon alliée. Et puis, il y avait eu cette impression. Qu'il fallait que j'agisse, que cette femme, cette inconnue, était ou allait devenir importante. Je ne tergiversais pas plus et traversais la rue en trottinant du mieux que je pouvais. Je n'avais pas de plan en tête, mais je devais faire quelque chose. Lorsqu'on lui demanda ses papiers, je l'entendis qui disait s'appeler Rose. Je pris mon courage à deux mains et espérait que cet homme n'était pas trop intelligent. Je m'écriais, encore à quelques mètres :
- Rose ! Qu'est-ce qu'il...?
J'arrivais un peu piteusement devant l'officier. Son visage me disait quelque chose : j'avais dressé une liste de certains des miliciens en service en prévision de la répression, ceux que j'avais déjà rencontré, ceux dont on parlait dans les journaux. Les gradés surtout. J'avais tenté d'en apprendre le plus possible par coeur. Sait-on jamais, ça peut être utile... Même si ma liste était loin d'être exhaustive. Par chance, celui-ci, je l'avais dans mes dossiers. Je sortis immédiatement mes -faux- papiers :
- Ariane Fauque. Sergent... Fuchs, n'est-ce pas? Si je puis me permettre d'intercéder. Je suis l'épouse du feu Sergent Fauque, peut-être ce nom vous parle-t-il, il a été récompensé a titre posthume après ... que ces terroristes...
Je fis une pause théâtrale, avec une petite moue triste d'épouse esseulée. Être la fausse femme d'un vrai milicien enterré six pieds sous terre peut avoir des avantages : en général, on ne soupçonne pas une jeune veuve, surtout si elle vous fait le coup des yeux tristes. Espérons que je ne mente pas trop mal.
- J'avais rendez-vous avec mon amie, Rose Desfargues... si vous permettiez que je m'en porte garante, je la connais depuis des années, et...
Même moi, je sentais que j'étais pas crédible. Alors je mis a profits mes atouts. Me penchant légèrement pour laisser entrevoir mon décolleté entre les pans de mon écharpe sans pour autant que ça ne paraisse ostensible. Au pire, j'avais un joujou dans mon sac qui pourrait être utile : une bombe de laque et un briquet peuvent faire des ravages. Le tintement d'alarme dans mon esprit cessa : je savais que je faisais la chose juste.